Eloge de la passe - Collectif (Editions libertaires 2012)

Eloge de la passe - Collectif (Editions libertaires 2012)

Les anars peuvent aimer le football!
Ils ne peuvent s'empêcher d'y trouver du plaisir en le pratiquant, en le regardant aussi. Mais comme ils sont aussi lucides que d'autres sur les expressions les plus régressives, les plus caricaturales de ce sport, parce qu'elles reflètent un type de société qu'ils réprouvent, ils sont amenés à faire le point sur leur rapport à ce sport: comment concilier ce goût spontané pour le football et l'idéal humain auquel ils aspirent?


D'où cet ouvrage collectif (logique!), l'Eloge de la passe, qui ne prend pas la forme d'une "doctrine libertaire" achevée du football mais se présente comme un assemblage de textes divers: témoignages individuels d'expériences, récits historiques montrant les libertaires et le football (le sport en général parfois), comptes rendus de pratiques libertaires d'un "football alternatif", entretiens ou articles de journaux et revues, tracts, courts essais, florilèges de citations des "bons auteurs" (Albert Camus, Eduardo Galeano...). Ce qui est la preuve d'une pensée vivante, dynamique, non exempte donc de contradictions et nuances.

Impossible donc de rendre compte de ce foisonnement dans toutes ses composantes. Allons à l'essentiel de nos réactions à sa lecture: nous lui sommes reconnaissants, nous avons été étonnés, nous sommes en phase avec les traits fondamentaux sur le jeu qui s'en dégagent.

Notre reconnaissance

Dans un texte consacré aux medias sportifs, une grande attention est portée au Miroir du football et à son "âme" François Thébaud, ce qui bien sûr nous a touchés. Selon son auteur, Christian Bruyas, ce magazine "va donner ses lettres de noblesse à un journalisme dérangeant, anticonformiste, courageux, et le plus souvent en avance sur son temps". Nous ne pouvons qu'adhérer à la présentation qui en est faite: le lien direct entre le football produit par des équipes enthousiasmantes (Hongrie 50-56, Reims et équipe de France 58, Brésil 58 ...) et sa création en 1960, le fonctionnement totalement libre de ses collaborateurs, footballeurs eux-mêmes, sa rectitude dans les idées, au contraire d'autres publications "girouettes" se contredisant au fil des résultats. On peut évidemment discuter les raisons de sa disparition: le Miroir aurait été emporté par l'"union nationale" autour de "la fièvre verte" (les succès européens de l'AS Saint-Etienne), qui va engendrer le "supportérisme" ("Allez les Verts!"), le chauvinisme, en se désintéressant du football pratiqué. Nous continuons à penser, comme Jean Norval cité dans le texte, que c'est la soumission de sa direction à "l'air du temps", contre la quasi totalité de sa rédaction, qui en est la cause; en effet, face à la tendance dominante des medias à transformer les journalistes en agents commerciaux vantant le "produit" et s'interdisant toute critique de celui-ci, ce journal indépendant aurait pu conserver sa place, dans laquelle se seraient retrouvés nombre d'amateurs de football (1).

Nous savons gré également du récit de l'occupation de la 3F, à laquelle ont participé certains responsables du présent site (2), dans l'effervescence de mai 68, au nom du "football aux footballeurs", un mot d'ordre toujours d'actualité. Et aussi de ses "rejetons": le MFP, Le contrepied... et le site actuel. Ou encore du rappel du COBA (Comité d'organisation du Boycott de l'Argentine), au moment où la junte militaire voulait se servir de la Coupe du monde en 1978 comme d'une vitrine sur le plan diplomatique, pendant qu'elle assassinait et torturait.

Notre étonnement

Cet étonnement provient de la découverte de la multiplicité, la vivacité des manifestations d'un "football alternatif", dans le passé et à l'époque actuelle, présentées dans cet ouvrage.
Certaines sont familières, "normales" au sens où tout un chacun peut en organiser ou y jouer en ignorant l'existence de Bakounine: tournois à 7 etc. Sur n'importe quel terrain vague, n'importe quelle plage, n'importe quelle cour d'école, on peut voir de telles parties spontanées.
Mais on apprend l'existence de tournois internationaux et de coupes organisés par la mouvance libertaire dans divers pays de la planète: Italie, Suède, et aussi l'hémisphère sud (Amérique du sud, Afrique du sud, Nouvelle-Zélande etc). Et même de l'existence d'une ligue de football anarchiste aux Etats-Unis, dans le "Middle West", organisant un championnat qui regroupe des clubs aux noms évocateurs: "Cité Makhnoviste", Dynamo Kropotkine" ou encore "Kronstadt football club"! Ces expressions diverses font preuve d'une grande imagination dans la réglementation des compétitions pour faire éclore du beau football, et surtout promouvoir des valeurs de coopération, des échanges entre équipes. Tous ces exemples d'un autre football sont évidemment en marge des institutions officielles... ce qui marque aussi leurs limites, aussi sympathiques soient-ils, car ils sont sinon isolés, du moins séparés de la pratique des footballeurs licenciés dans les fédérations.
Etonnants aussi les entretiens avec des membres de groupes "ultras": supporters accros d'un club, et en même temps s'affirmant antiracistes, féministes, dénonçant la commercialisation du football. Surprenant.

Toutes ces expériences visent à illustrer le sous-titre du livre: "changer le sport pour changer le monde". Sans pouvoir développer dans le cadre de cette note, nous pensons qu'il faut inverser les deux termes de la phrase. Heureusement la troisième partie de cette note peut nous réconcilier sur le plan qui concerne ce site, celui du football...

Une vision commune du football

Divers textes abordent des questions que se posent tous ceux qui n'ont pas le sentiment, parce qu'ils jouent (ou ont joué, hélas!) au football, parce qu'ils regardent avec plaisir un bon match (ce qui, il est vrai, devient rare), de renier leur réflexion sur le monde tel qu'il va, la société dans laquelle ils évoluent, voire leurs convictions sur la possibilité de la changer pour un avenir meilleur.
J-Claude Michéa, dans un texte au beau titre ("Donner, recevoir, rendre"), règle leur sort aux affirmations: "le football est par essence condamnable", parce que "capitaliste", voire "fasciste par nature". C'est obligatoirement "un opium du peuple", "une peste émotionnelle", comme l'assènent tant de Savonarole (3). Une grande partie de l'ouvrage témoigne, comme nous venons de le voir précédemment, que le football n'est pas obligatoirement apprécié par des abrutis esclaves.
Sur ce site, dans la continuité du Miroir, nous sommes aussi critiques que les auteurs de l'ouvrage sur la dénaturation du football à des fins politiques (nationalisme, diversion des problèmes sociaux...), sur l'emprise croissante du football-business, sur les maux qui par conséquent affectent le jeu même: résultats par tous les moyens, tricherie, corruption, violences, dopage, culte individualiste de gloires souvent frelatées etc
Et surtout, nous nous retrouvons sur les fondamentaux de ce que le football peut apporter aux hommes sous certaines conditions, et point n'est besoin d'être libertaire pour cela: le plaisir de participer à ce qui n'est qu'un jeu (et c'est déjà beaucoup), ce lien entre créativité d'un individu libre et communication avec la collectivité, la confiance qu'il met dans l'intelligence de ses partenaires et qui fait progresser simultanément l'individu et l'équipe. Et ce dans une opposition à des adversaires qu'on cherche à vaincre sans que cela induise un rapport de domination, et qu'on respecte parce qu'ils participent au même jeu. Le texte de J-Claude Michéa le dit de façon lumineuse, qui met l'accent sur la passe, "le geste fondamental du football dès lors qu'il est pratiqué conformément à son essence". Et il faudrait citer tout entier le texte qui a donné son titre à l'ouvrage, écrit par Willy Rosell, le maître d'oeuvre de ce livre. Il en fait même un acte "militant". Sans aller aussi loin, on peut apprécier cette image d'une société permettant ce rapport-là entre individu et collectivité.
Sur ce plan, les témoignages de footballeurs qui visent à préserver ces valeurs dans leurs clubs amateurs, dans des équipes de jeunes, avec plus ou moins de bonheur, sont précieux.

Le débat n'étant pas clos, l'ouvrage n'a pas de conclusion. Il se termine par deux textes: l'un plein d'humour où un "anarchiste" revendiqué proclame qu'il n'aime pas le foot pour des raisons personnelles qu'il explicite. Total respect. Et le dernier qui n'est pas consacré au football, mais à l'escalade en montagne: il est toutefois "encordé" à l'ensemble, ne serait-ce que par ses derniers mots: "... Juste un monde libre".

Un livre réconfortant: même si l'on ne partage pas ses convictions idéologiques ou si l'on peut être sceptique sur telle ou telle des formes que les divers auteurs donnent à ces convictions, leur attachement à une certaine idée humaniste du football rencontre les idées-forces présentes sur ce site. Aussi lançons-nous à ceux d'entre eux qui ne l'ont pas encore fait un vigoureux appel à adhérer à l'"Association des Amis de François Thébaud", à apporter leurs contributions au site du Miroir, promesses de belles discussions...



(1) Sans engager les autres animateurs du site, je suis pourtant personnellement dubitatif sur le passage suivant de ce texte: "Le Miroir n'existe plus, mais nul doute qu'il se serait retrouvé dans le combat courageux du petit soldat Bosman en lui apportant tout son soutien". Certes, la libre circulation des personnes est une idée généreuse dans l'idéal, mais l'arrêt Bosman (1995) décidé par la Cour de justice européenne, entre tout à fait dans la déréglementation à l'oeuvre en Europe dans le cadre de la "mondialisation", au nom de "la concurrence libre et non faussée". Avec le recul, on en voit les conséquences. A l'image du marché général du travail, qui permet le dumping social entre Etats de l'Union européenne et vis-à-vis de l'extérieur, on constate dans le football une "délocalisation à l'envers", sur le modèle de "la fuite des cerveaux": les meilleurs footballeurs de toute la planète (à l'intérieur de l'Europe, mais aussi de l'Afrique, l'Amérique du sud... du fait des accords d'association avec l'Union Européenne), viennent dans les grands clubs des grands championnats, en relation avec les fiscalités différentes entre pays. Entraînant l'inflation salariale permise par les nouveaux investisseurs (monarchies pétrolières, oligarques russes, multinationales et fonds d'investissement), et détruisant l'équilibre compétitif en Europe et dans chaque pays. J-Claude Michea, dans sa contribution, s'en prend d'ailleurs à l'arrêt Bosman sous un autre angle, à juste titre. Comme "l'exception culturelle", "l'exception sportive" revendiquée alors par l'Uefa était la règle bénéfique pour résister à la pure commercialisation, quels que soient les griefs qu'on puisse faire par ailleurs à l'Uefa.
(2) cf Les enragés du football, l'autre mai 68 (F-René Simon, F. Mahjoub, A. Leiblang)
(3) cf notre note de lecture sur Le football, une peste émotionnelle (J-Marie Brohm et Marc Perelman)

Loïc Bervas (Mai 2012)