Hors jeu, d'Enki Bilal et Patrick Cauvin (ed. Autrement 1987)

Hors jeu, d'Enki Bilal et Patrick Cauvin (ed. Autrement 1987 1)

En l'an 2075, un très vieux reporter, Stan Skalevicz, à la retraite depuis 23 ans après avoir "couvert" le dernier match de football de l'histoire, est sollicité par une chaîne de télévision pour participer à une émission visant à donner les raisons de la disparition de ce sport.

C'est le début d'une courte œuvre de fiction, fruit d'un texte de l'écrivain et scénariste Patrick Cauvin (auteur de E=mc2 mon amour, Pythagore, je t'adore etc.) illustré par le dessinateur Enki Bilal (La Trilogie Nikopol, Les Phalanges de l'ordre noir etc.). Le lecteur est plongé dans le genre de la "contre-utopie", dans la lignée littéraire par exemple de 1984 (George Orwell) ou Fahrenheit 451 (Ray Bradbury), et cinématographique de Mad Max (George Miller) ou Rollerball (Norman Jewison). C'est une anticipation, où les auteurs poussent jusqu'à leurs ultimes conséquences des tendances latentes de la réalité présente et nous exposent un avenir sombre de barbarie, pour nous alerter...

Puisant dans ses souvenirs et des documents anciens pour préparer l'émission, le personnage dresse une galerie de portraits de joueurs, de situations sur le terrain et hors du terrain, qui sont depuis les années 020 autant d'étapes illustrant la descente aux enfers qui a amené ce sport universellement pratiqué et regardé à son extinction.

Dans ce football mondialisé, les footballeurs deviennent des mercenaires, des gladiateurs, des cobayes subissant les techniques de plus en plus sophistiquées: injection de substances indécelables, implantation de puces électroniques, greffes plus ou moins réussies, pour toujours plus améliorer leurs performances. Au mépris de leur santé, au péril de leur vie.
Les joueurs évoqués ne sont pas objet de mépris de la part du journaliste, mais plutôt de compassion. Il les présente comme victimes consentantes (pour l'argent, pour la gloire). Il est même plein d'admiration, voire de tendresse pour certains d'entre eux, cherchant à exercer avec probité leur métier.

Il est plus dur avec l'environnement du football.
Les sponsors d'une équipe financent les opérations les plus tordues pour "neutraliser" les meilleurs joueurs des équipes adverses. Tous les moyens sont bons pour gagner: le lecteur découvrira parmi d'autres l'usage ingénieux de la "gun-shoe".
Les instances dirigeantes du football accompagnent par des "lois" les diverses "adaptations" du football, afin de lui permettre de continuer à exister, pour leur plus grand profit.
Il faut dire qu'à travers le témoignage de Stan Skalevicz sur les divers moments de la marche à la mort du football, on découvre une société inégalitaire, livrée aux appétits financiers des puissants, sur une planète éclatée, où des zones de non-droit côtoient des Etats déliquescents.

Les spectateurs finissent par disparaître des stades. En effet, ceux-ci sont progressivement devenus "des villes dans la ville", en proie à l'activité meurtrière des gangs et sectes et, les jours de matches, le lieu de batailles entre groupes de supporteurs armés. Les amateurs de football préfèrent regarder les rencontres à la télévision, pour leur sécurité et aussi pouvoir parier en direct sur les résultats. D'ailleurs ces paris, dès qu'ils permettent des gains considérables, sont réservés aux plus grandes fortunes personnelles et plus grandes entreprises, y compris les mafieuses . Avec comme conséquence obligée, les trucages de matches.
Les arbitres qui dirigent des parties hyper-violentes doivent eux-mêmes se protéger: ils se retrouvent autour du terrain dans des bulles de verre pare-balles semi-enterrées, pour ne pas être la cible de joueurs ou de tireurs armés, mécontents de leurs décisions. Ils en sont même réduits à vivre en permanence, parfois avec leur famille, dans des souterrains autour du stade, pour échapper aux représailles ou à la corruption.

Le vieux reporter termine sa recherche par un document exceptionnel: le cliché du dernier but marqué dans un match officiel, un Angleterre-Bénin disputé dans un stade situé près de l'océan Arctique, par - 40°C. Un match interrompu à la 28ème minute, après la mort de plusieurs participants: "Ainsi s'acheva la belle histoire d'un sport, par une meurtrière et lamentable prestation".

Cet ouvrage est paru en 1987. Bien sûr, la réalité présente n'atteint pas les représentations imaginées par ses deux créateurs, mais toute personne lucide doit admettre que les facteurs régressifs du football décelés il y a près de 30 ans se sont accentués.
Ne retenons qu'un exemple de vision prémonitoire. Evoquant la désertion progressive des stades par le public, les auteurs notent: "... la climatisation généralisée à partir de l'avant-dernière coupe du monde ne sera qu'un palliatif." Difficile de ne pas penser au Mondial décidé (pour l'instant?) au Qatar en 2022, en plein été, par 40°C et plus...

Mais ce triste constat n'est pas la conclusion du livre.
Stan Skalevicz, après ses recherches qui l'ont confiné chez lui des jours durant, décide d'aller prendre l'air, dans un endroit bucolique à l'écart de la ville, par une belle matinée d'été. Au cours de sa promenade, il est attiré par des cris d'enfants derrière une dune de sable : sans se montrer, il découvre six jeunes garçons, ayant tracé grossièrement les limites d'un terrain et les buts, en train de jouer au pied avec un bidon en plastique: "Qui pouvait leur avoir appris les règles? Peut-être les avaient-ils réinventées, peut-être était-ce un jeu immortel, naturel à l'homme, conjuguant la course, le saut, la force, l'adresse, l'intelligence, le triomphe et la défaite..." Emu, il se promet de revenir le lendemain, pour leur donner un ballon qu'il a gardé depuis un demi-siècle 2.

On est rassuré: tout ce qui précédait cette redécouverte était "hors (du) JEU"!

1. On peut le trouver dans la réédition de 2006 par les éditions Casterman.
2. On se dit que François Thébaud a dû être l'ami de Stan Skalevicz !

Loïc Bervas (septembre 2018)