Mercato. L’économie du football au XXIème siècle . Bastien Drut (ed.Breal)

Mercato. L’économie du football au XXIème siècle . Bastien Drut (ed.Breal)

Bastien Drut, auteur de nombreux ouvrages sur l’économie du football, dresse dans ce dernier opus un tableau des récentes transformations à l’œuvre dans ce domaine  :
«  Le football n’a jamais été aussi connecté aux évolutions et mutations de l’économie globalisée  ». Normal, par conséquent, qu’il en présente les caractéristiques.
Une bulle prête à éclater  ?
Son étude débute par cette question que se posent de nombreuses voix après les transferts de Neymar en 2017 (222Millions) et Mbappé en 2019 (180Millions) au PSG. A titre de comparaison, le transfert au Real Madrid de Zidane au sommet de son art en 2002 était de 77 Millions €.
Il répond catégoriquement «  non  » à cette question  : les sommes placées dans les transferts (et dans les salaires) ne sont que la conséquence des recettes engrangées par les clubs.
Une étude de l’UEFA établit que les salaires sont passés de 1,5Millard€ en 1995-1996 à 12,3 Millards € en 2016-2017, mais que les recettes des clubs sur la même période ont évolué de 2,8 Millards€ à 20,1 Millards€. Elle considère d’autre part que si les salaires ne dépassent pas 70 % des recettes, ils sont soutenables. Ce rapport était allègrement franchi au début des années 2000. Bien des clubs européens étaient fortement endettés, au bord de la faillite. Les Ligues ont entrepris de mieux contrôler les budgets des clubs, à la manière de la DNCG en France, créée en 1984. L’UEFA a de son côté instauré en 2011 le «  fair-play financier  » (plus de transparence, les dépenses ne doivent pas dépasser les recettes), qui a produit ses effets, même s’il y a «  des trous dans la raquette  ».

Mais pourquoi les recettes se sont-elles tant accrues en si peu de temps  ?
Un «  camembert  » présente les divers postes de recettes des clubs européens en 2016-2017  :  les droits TV représentent 47%, le sponsoring 23%, la billetterie 15%, les revenus commerciaux 8%, enfin divers 7%. Une moyenne sujette à variations selon les championnats, les clubs).
L’auteur les passe en revue.

Des droits télévisuels en perpétuelle augmentation
Les droits TV ont connu une vertigineuse ascension en un peu plus de 20 ans pour les championnats nationaux et la Ligue des champions, du fait de l’évolution du secteur des télécoms (chaînes privées, réseaux sociaux) et de la retransmission internationale des matchs.
L’Angleterre en est la grande bénéficiaire, mais les autres ligues européennes ont connu une courbe de progression semblable, pour des sommes toutefois moins importantes. Les droits domestiques TV y ont triplé de 2013 à 2019, atteignant 1,7Mard £. Ainsi le dernier de Premier League Sunderland a perçu 93,6 Mions £, qui font pâlir d’envie les ¾ des clubs français de Ligue1. A ces droits domestiques, il faut ajouter ceux à l’international, du fait de l’attraction planétaire pour les compétitions européennes. Des «  gisements  » existent en Chine, aux USA etc (d’où des horaires de matchs étalés sur l’après-midi en France, pour tenir compte des fuseaux horaires en «  prime time» !).
D’autres acteurs, redoutables par leur puissance financière  (Amazon, Facebook…) commencent à s’y intéresser. Pour les GAFA comme pour les fournisseurs d’accès internet, le football est un produit d’appel alléchant.
Dans ces conditions, il serait étonnant que les droits télévisuels baissent.

Une montée spectaculaire des contrats de sponsoring
Les contrats de sponsoring, de longue durée en général, connaissent aussi un bel essor  : de 2007 à 2017, ils sont passés de 2,2 Millards€ à 5,7 Millards€, en bondissant depuis 2010. Avec une caractéristique  : ils se concentrent sur les grands clubs et les grands joueurs, ne laissant que les restes aux autres. Manchester est le champion en la matière  : 27 sponsors issus de tous les continents.
Les équipementiers (Nike, Adidas, Puma…) se livrent une féroce bataille pour la vente de leurs articles, pour être «  partenaires  » des grandes compétitions.
Les multinationales également de tous les pays (USA, Chine Japon, Europe, pays du Golfe), appartenant à tous les secteurs. Ce qui explique les tournées de clubs pendant les trêves dans des pays éloignés, ou encore les matchs délocalisés de championnats ou de Coupes de pays (Angleterre, Espagne) en Chine ou aux USA.
Cette diffusion internationale est démultipliée par les réseaux sociaux (Tweeter, Facebook), dont les «  followers  » sont autant de clients potentiels. Pour les clubs, les vedettes, comme pour les entreprises, c’est gagnant-gagnant  !

Les nouveaux propriétaires des clubs de football
Bastien Drut s’intéresse longuement aux nouveaux propriétaires des clubs de football. Ils sont Russes, Chinois, Emirati, Qataris etc. Ils sont capables d’éponger les déficits, en faisant appel à des contrats de sponsoring disproportionnés, ce qui a valu à certains (PSG, M. City) les rappels à l’ordre du «  fair-play  » financier européen.
Leurs motivations sont très diverses.
Les uns arrivent tout simplement pour étaler leur richesse et aussi se faire un nom, ce qui facilitera leurs propres affaires (Abramovitch à Chelsea).
Pour le Qatar (PSG) ou Abou Dhabi (Manchester City), il s’agit d’exercer un «  soft power  », c’est-à-dire obtenir une reconnaissance internationale pour diversifier les revenus de la manne gazière ou pétrolière, dans le tourisme de luxe entre autres. Et pour le Qatar, se protéger ainsi de leurs inquiétants voisins (l’Arabie saoudite et l’Iran).
Evidemment le risque est grand qu’ils se retirent aussi rapidement qu’ils sont arrivés. Le niveau des clubs investis s’écroulerait. Toutefois, Bastien Drut n’y croit pas trop, car ils seraient immédiatement remplacés  : le nombre des milliardaires s’est considérablement accru en 20 ans  !

Pour ce qui est de la Chine, les données sont différentes.
D’une part, l’Etat chinois se donne les moyens de devenir une «  puissance du football  », en développant à «  vitesse  grand V  » la pratique du football dans son pays (formation, structures matérielles et institutionnelles). Elle a multiplié par 20 les droits TV de la Superleague chinoise. Elle voudrait avoir la Coupe du monde en 2030 … et la gagner en 2050.
D’autre part, les participations prises dans une trentaine de clubs européens, les partenariats passés avec la FIFA depuis 2015 participent de la politique expansionniste globale (économique _ «  les routes de la soie  » _ politique, militaire décidée par l’Etat chinois. Mais à la suite du ralentissement de l’économie chinoise et de la dévaluation de sa monnaie, il a mis un coup de frein à ses investissements extérieurs pour les réinjecter dans le pays, soutenir la consommation intérieure et a commencé à se retirer de clubs. Ce changement de cap pourrait avoir des répercussions sur les clubs concernés.

Tous les protagonistes précédents se servent du football, passion planétaire, comme d’un moyen pour parvenir à leurs objectifs extérieurs au football. Et puis il y en a qui veulent gagner de l’argent sur le football.
Bastien Drut prend deux exemples.
Le premier est la famille américaine Glazer (le père et les enfants). Elle achète Manchester United en 2005 par un procédé inédit dans le football, le LBO («  Leveraged Buy Out  »)  : un gros emprunt qu’elle rembourse grâce aux bénéfices réalisés par le club. On appelle cela familièrement «  se payer sur la bête  ». Elle le passe en bourse via une société basée dans un paradis fiscal, engrangeant au passage 233Mions £. Des dividendes sont versés aux actionnaires _ dont les Glazer_ dès 2015, de 20 à 29 Mions £ selon les années. Et la famille prend enfin la moitié des commissions accordées au conseil d’administration. Cela n’est pas du goût des supporters, des mauvais esprits qui fondent un autre club et continuent à batailler contre la famille.
Le deuxième est Arsenal  : les principaux détenteurs d’actions du club, David Dein et Danny Fiszman décident de quitter le stade historique d’Highbury pour un nouveau stade proche, prêt en 2006, le futur «  Emirates stadium  ». Coût de l’opération  : 390 Mions£. Ils doivent se désendetter  : ils vont le faire grâce à de juteuses opérations immobilières réalisées à l’emplacement de l’ancien stade mais aussi grâce à rentabilisation maximale du club. Ceci n’échappe pas à l’odorat _ si si  ! l’argent a une odeur_ de deux autres hommes d’affaires  : l’Américain Stan Kroenke et l’Ousbek Alisher Usmanov, montés lentement au capital du club, vont s’écharper pour en prendre la direction. Stan Kroenke gagne le duel en 2018. Le club est valorisé à 1,8 Mard£, augmentant sa valeur de presque 150% en 7 ans. Au détriment du sportif  : Arsenal n’a plus remporté le championnat anglais depuis 2004, est plus souvent en Ligue Europa qu’en Champions League. Et ce n’est pas la faute à l’entraîneur Arsène Wenger  !

Derniers protagonistes à avoir aussi senti l’odeur  : les fonds d’investissement. Pour eux, la méthode est habituelle  : «  restructurer  » l’entreprise  pour la rendre rentable et la revendre avec un profit, ou l’introduire en bourse. Du classique de la spéculation…
En France, ce sont deux fonds d’investissement américains, en empruntant à un autre, qui ont acheté à M6 les Girondins de Bordeaux en 2018. Le nouveau président a commenté sobrement  :  «  Oui, l’objectif est de faire de l’argent  ». C’est ce que compte bien faire un «  fonds vautour  », en prêtant au président du LOSC Gérard Lopez à des taux d’intérêt très élevés.
Des clubs anglais (Coventry, Crystal Palace) ont connu, avec ces entités féroces en affaires, des mésaventures qui ont failli très mal se terminer.

Des nuages sombres au-dessus du football
Il évoque d’abord «  le cancer de l’évasion fiscale  ».
La publication des «  Football Leaks  », ces documents confidentiels tombés dans les mains de journalistes d’investigation en 2016 ont jeté une lumière crue sur les pratiques d’évasion fiscale dans le football, permises par des sociétés-écrans plaçant l’argent dans les paradis fiscaux. Une manière d’échapper au fisc appréciée par les ultra-riches dans tous les secteurs d’activité.
Le fisc et la justice dans plusieurs pays ont ouvert des enquêtes par dizaines, qui ont donné lieu à des condamnations (prison, amendes salées) concernant des joueurs _ par exemple Messi et C. Ronaldo _, des agents, des clubs, portant sur les droits d’image ou les transferts, plus que sur les salaires moins faciles à cacher. La justice espagnole s’était déjà penchée sur le transfert de Neymar au Barça, au montant officiel très sous-évalué.

Les risques de turbulences sur le football peuvent être aussi engendrés par les crises politiques en Europe.
Avec le Brexit, la Premier League _ qui compte 70% de joueurs étrangers _ ne serait plus régie par la libre circulation des joueurs permise par l’UE et pourrait en revenir aux quotas d’avant l’arrêt Bosman. Il y a un combat entre les «  pour  » et les «  contre  » en Angleterre. Cela provoquerait une réaction en chaîne  : l’effectif des clubs serait bouleversé, le niveau baisserait, entraînant une baisse des droits TV et des contrats de parrainage. Mais aussi sur le continent  : les clubs qui établissent leurs budgets en fonction des transferts de joueurs vers l’Angleterre _ comme c’est le cas en France _ seraient frappés par l’onde de choc.
Autre incertitude politique en Europe  : dans une Catalogne indépendante, le Barça pourrait ne plus jouer en Liga, ce qui ferait perdre à celle-ci 20% des droits TV selon le président de la Liga.
De manière plus générale, dans un monde en proie à de multiples conflits commerciaux et politiques, d’autres orages peuvent se produire, touchant inévitablement un football aujourd’hui mondialisé. Un seul exemple  : des propriétaires ou des sponsors pourraient devoir se retirer brutalement si les cours des marchés où ils exercent s’effondraient.

Si ce ne sont que des conjectures, un élément plus réel peut causer un changement radical du football européen.
Le fossé se creuse et s’accélère depuis 2010 entre les budgets des grands clubs et tous les autres, entraînant un «  déséquilibre compétitif  » dans les championnats nationaux  : on sait à l’avance qui va gagner le titre ou être qualifié en Champions League. De même qu’on sait quels clubs seront quarts de finalistes de la Champions League, avec de temps à autre une bonne surprise. D’où l’idée des grands clubs des principaux championnats européens de constituer une «  ligue fermée  » privée, pour s’émanciper de l’UEFA et du modèle européen des promotions-relégations, à l’instar des sports américains. L’idée date de 1999, elle revient régulièrement, les «  Football Leaks  » l’ont confirmé. L’UEFA mène un combat défensif, reculant à chaque fois devant les pressions de ceux-ci par des réformes qui leur garantissent de plus en plus de places réservées en Champions League et leur font la part belle sur les primes de participation. La création d’une «  ligue fermée  » engendrerait un bouleversement du football européen, avec la dévalorisation fatale des championnats nationaux.

Devant tous ces débordements du football, les amateurs de football, la société ne pourraient-ils pas se détourner de ce sport  ? se demande l’auteur.
Ces sommes extravagantes placées dans les revenus des stars, dans les transferts et leur lot de manipulations financières (commissions à des agents pas toujours scrupuleux, rétro-commissions, évasion fiscale) sont choquantes aux yeux de beaucoup, qui voient leur niveau de vie baisser.
En conclusion, comme règlement de ces problèmes, il préconise au niveau international et européen «  une régulation efficace du système des transferts et une meilleure redistribution des ressources  ».

Cet ouvrage permet d’avoir une bonne compréhension des enjeux de l’économie actuelle du football. Il est lisible par un non-initié dans ce domaine. Bastien Drut place aussi _sans en abuser _, des tableaux, diagrammes, graphiques qui illustrent ses analyses. Il termine chaque chapitre par un spécialiste du sujet abordé, qui apporte des précisions utiles à son propos.
Deux réserves toutefois  :
Un regret d’abord  : dans son «  camembert  » initial sur les ressources des clubs, il mentionne la billetterie. Mais il n’en parle pas dans son ouvrage. Il aurait été intéressant de voir si l’augmentation du prix des billets n’avait pas eu d’effet sur le(s) public(s) des stades, de même que le développement des places VIP aux tarifs bien plus importants.
Et surtout un doute sur la possibilité des réformes qu’il apporte dans sa conclusion, qu’elles soient le fait des institutions footballistiques ou politiques.
Un seul exemple  : comment la Commission Européenne va réguler le marché du travail alors que c’est elle qui a organisé sa dérégulation (arrêt Bosman en 1995)  ?
Comme il l’écrit lui-même, «  le football professionnel n’a jamais été aussi connecté aux évolutions et aux mutations de l’économie mondiale  ». Et la tendance n’est pas à la régulation et à la solidarité dans cette économie financiarisée…

Nota  : cet ouvrage a été fini d’écrire fin 2019.
Il ne parle donc ni de l’épidémie de Covid, ni en France de l’affaire Mediapro (droits TV non payés à la LFP). Ces deux facteurs illustrent bien les problèmes financiers que peuvent provoquer des crises soudaines… et les sueurs froides qu’elles suscitent chez les dirigeants de clubs.
Loïc Bervas