Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle
Texte inédit de François Thébaud
PROLOGUE

Coupe du monde 1904-1998.
Un miroir du siècle.

Première partie
La lente attente de la maturité
(1904-1939)

PROLOGUE
«UTOPIE  ! » dit l’Angleterre

Pourquoi, après avoir inventé le football au milieu du XIXe siècle, implanté solidement sa pratique sur son île, initié à ses règles la jeunesse des continents desservis par ses navires, l’Angleterre a-t-elle attendu l’année 1950 pour participer à la compétition qui illustre cette pacifique conquête de la planète  ?
Pourquoi a-t-elle refusé de rencontrer ses anciens élèves dans les trois premières Coupes du monde  ?


Au début de notre siècle, l’idée de réunir au sein d’associations internationales des individus ou des collectivités adhérant aux mêmes projets est dans l’air du temps. Les militants politiques ont pris les devants en fondant dès 1864 l’Association Internationale des Travailleurs. Mais ce n’est pas un disciple de Karl Marx qui déclare le 25 novembre 1882 dans l’amphithéâtre de la Sorbonne  : «  L’heure a sonné où l’internationalisme sportif est appelé à jouer à nouveau son rôle dans le monde  ».C’est un baron. «  Un baron normand, humble mai têtu qui prêchait l’internationalisme et le réveil d’une conscience universelle  » écrit le journaliste Robert Pariente. Il se nomme Pierre de Coubertin et, quatre années plus tard lors des premiers Jeux Olympiques de l’ère moderne qui se déroulent à Athènes  : Ilpeut croire que l’internationalisme est en marche, que la fraternisation des peuples n’est pas un vain mot  ». Les diatribes de l’envoyé spécial de la presse française contre «  le faux cosmopolitisme du sport  » n’entameront pas sa conviction. Car l’auteur de ce propos acerbe, se nomme Charles Maurras, le chantre du nationalisme. Mais on retiendra que l’internationalisme a bien sa place dans les idéaux sportifs de l’époque.

Fondation et illusion

Il ne s’agit donc pas d’une entreprise insensée que celle de deux jeunes Européens, le Français Robert Guérin et le Hollandais Carl Anton Wilhelm Hirschmann, débarquant en 1903 à Londres, pour proposer à la «  Football Association  » (Fédération anglaise de football) la présidence d’une fédération internationale qui organiserait un championnat réunissant les équipes représentatives des pays pratiquant ce sport.

Sir Frederic Wall accueille poliment les voyageurs et leur promet une réponse… qu’ils attendront vainement malgré une nouvelle visite de Robert Guérin. Déçus mais décidés, ils parviennent à réunir à Paris le 24 mai 1904 les représentants de cinq nations _ Belgique, Suisse, Danemark, Suède, Espagne _ qui s’accordent avec le Hollandais et le Français pour fonder la Fédération internationale de football. Association qui sera mieux connue un demi-siècle plus tard sous le sigle FIFA. Robert Guérin est élu président, C. A. Hirschmann secrétaire-trésorier.

A premier congrès, tenu l’année suivante, ils ont la surprise d’accueillir un représentant de l’Angleterre parmi les nouveaux adhérents  : Allemagne, Autriche, Italie, Hongrie. Ces renforts provoquent une euphorie qui se traduit par le vote à l’unanimité du projet d’un championnat international que la Suisse est chargée d’organiser à la fin de la saison 1905-1906. Mais quelques mois plus tard, il faut bien constater que le secrétaire de la FIFA n’a enregistré aucun engagement. Et si on se réunit à Berne le jour prévu, ce n’est pas pour donner un coup d’envoi historique mais pour dresser un pénible constat d’échec. Daniel Woolfall, l’Anglais, s’en charge en ces termes  : «  La fédération n’est pas fondée sur des bases assez solides pour entreprendre la création d’un championnat international. Pour l’envisager, il faudrait avoir l’assurance qu’il n’existe qu’une seule associa tion nationale par pays. Il faudrait avoir la certitude que toutes les équipes engagées observeraient les mêmes règles du jeu  ».

Les deux conditions formulées par Woolfall sont loin d’être réalisées. Notamment pour la France où les quelques centaines de footballeurs sont les membres de deux fédérations omnisports concurrentes, l’Union des Sociétés Françaises des Sports Amateurs (USFSA) et la Fédération Gymnique et Sportive des Patronages de France (FGSPF). Quant aux lois du jeu que l’International Board, organisme formé exclusivement de Britanniques, peaufine avec rigueur depuis 1886, elles sont si mal connues sur le continent que la distinction entre le «  football-rugby  » et le «  football-association  » demeure assez floue, surtout en France où elle donne lieu à des confusions burlesques. Il faut ajouter que l’USFSA n’a pas une affection particulière pour le football, parce que les Anglais ont reconnu le professionnalisme qui ouvre la porte à un recrutement populaire.

Woolfall succède à Guérin

Robert Guérin, qui est trésorier de l’USFSA, a compris la fragilité de sa position et il cède la présidence à M. Woolfall pour se consacrer complètement à son métier de journaliste qu’il exerce dans le quotidien parisien «  le Matin  », sans jamais faire allusion à sa déconvenue. Moins vulnérable et plus tenace, C. A. W. Hirschmann conservera sa fonction bénévole de secrétaire auprès du nouveau président qui demeurera en place jusqu’au terme de sa vie en 1918.

Dans les huit années qui séparent son avènement des derniers jours de la paix, M. Woolfall ne manifestera pas le désir de réaliser le rêve de son prédécesseur. Le football anglais rendra certes visite à plusieurs pays adhérents de la FIFA, mais sans jamais se faire représenter par son élite professionnelle. Ses équipes amateurs sont suffisamment forte pour donner la leçon aux continentaux qui restent des élèves. Les 15 buts concédés par une équipe de France à une équipe anglaise en 1906 au Parc des Princes sont significatifs du rapport des forces. L’année 1908 ne sera pas non plus très glorieuse pour l’Autriche, future grande puissance du football, qui encaissera 11 buts. L’Allemagne et la Suisse enregistreront un passif de 9 buts et la Hongrie une addition de 7 buts. Seul le Danemark résistera honorablement avec un score de 0-2 à Londres puis de 2-4 Stockholm. Ces chiffres expliquent le peu d’empressement des Anglais à envisager une véritable compétition dans laquelle ses adversaires n’auraient aucune chance de vaincre. Ils trouveront plus logique de rencontrer chaque année l’Ecosse, le Pays de Galles, l’Irlande dans un «  International Championship  » où l’Ecosse tient souvent la dragée haute à l’Angleterre depuis 1883.


La puissance du football anglais

De l’autre côté de la manche, le nombre de footballeurs, de clubs, de stades, de spectateurs, de compétitions régionales et nationales ne cesse de croître depuis 1900. Mais les scores réalisés dans les compétitions des continentaux révèlent un écart qui s’explique par une raison d’ordre social. Alors que le football continental est encore pratiqué par une infime minorité de la jeunesse _ des collégiens, des étudiants, quelques adultes appartenant à des professions libérales _ la Football Association peut s’enorgueillir de contrôler plus d’un demi-million de joueurs et de diriger un championnat professionnel de 92 clubs groupés dans deux divisions. Des clubs propriétaires de soixante six stades d’une contenance moyenne de 30  000 places occupées durant la saison 1905-1906 par un total de six millions de spectateurs. Cette puissance n’est concevable qu’en raison de la place tenue par le football dans la vie sociale de l’Angleterre.

Certes c’est dans les écoles réservées aux fils des familles bourgeoises, les «  public schools  », que furent établies par des professeurs et des élèves les premières règles d’un jeu dont ils voulaient se réserver la pratique. L’épanouissement de l’industrie qui devait faire de l’Angleterre la première puissance économique du monde fournit les conditions objectives de l’expansion de cette base sociale du football. Les ouvriers ne constituaient pas seulement la classe sociale la plus nombreuse, le travail de la mine et de l’usine les avait familiarisés avec l’effort collectif qui les portait naturellement vers un jeu d’équipe, pratiqué en plein air et répondant au besoin d’utiliser les muscles des membres inférieurs peu sollicités dans leur métier.

Le sport du peuple

La concentration de la nombreuse main d’œuvre des mines de charbon et de fer, des usines, des filatures, explique l’augmentation rapide du nombre des grandes villes (en 1904, 36 villes de plus de 100  000 habitants), proches les unes des autres dans les Midlands et la Lancashire, reliées par un réseau très dense de chemins de fer. Ainsi se trouvaient réunies les conditions les plus favorables à l’essor du football dans le milieu ouvrier. Une mesure sociale prise dans les années 80, le repos du samedi après-midi caractérisant ce que l’on appela sur le continent la semaine anglaise, acheva la métamorphose du jeu de la «  middle class  » en sport populaire. L’écrivain James Walvin, auteur d’une histoire «  sociale  » du football britannique, intitulée «  People’s game  » (sport du peuple) affirme que la première victoire d’une équipe du nord industriel, Blackburn Olympic, sur les Old Etonians, une équipe formée d’universitaires, en finale de la Cup 1883, a marqué un tournant historique car «  les joueurs de Blackburn comptaient trois tisserands, un fileur, un assistant dentaire, un plombier, un ouvrier du textile, un métallo».

Ce tournant, l’Allemagne a été la première nation du continent à le réaliser en raison de l’essor industriel d’une région comme la Ruhr et de son développement urbain (41 villes de plus de 100  000 habitants) en 1905. La «  Deutscher Fussballbund  », une fédération «  monosport  », contribua à la création d’un championnat national en 1903 et le nombre de joueurs passa de 9000 à près de 200  000 en 1914. En France, ce nombre progressa difficilement de 4000 à 25000 durant cette période caractérisée par la rivalité des deux fédérations omnisports. L’USFSA quitta la FIFA, coupable à ses yeux de ne pas condamner le professionnalisme instauré par le football anglais. Le Comité Français Interfédéral, issu de la Fédération des patronages, parvint à remplacer l’organisme démissionnaire au sein de la Fédération Internationale, en attendant le jour où le football français se déciderait à créer une Fédération nationale autonome.


1914-1918  : la saignée

On ne pouvait imaginer que les années 1914-1918 allaient apporter une amélioration quelconque dans les relations des footballeurs. On connaît le bilan des quatre années de la première guerre mondiale  : une épouvantable saignée de la population et une immense destruction de ses biens. Un million et demi de morts et trois millions de blessés et mutilés, des millions d’hectares de terres, d’habitations, d’usines rendues inutilisables pour la France, théâtre de la plus grande partie des combats. Les pertes des autres vainqueurs  : 950  000 Anglais, 750  000 Italiens, 350  000 Roumains, 40  000 Belges. Dans le camp des vaincus, l’Allemagne a perdu plus de 2 millions d’hommes l’Autriche-Hongrie un million et demi, la Bulgarie 85  000. La Russie, plus de 2 millions avant de dénombrer les victimes de la guerre civile.

Le football a pourtant réussi à survivre. A l’arrière des fronts, les très jeunes, les adultes mobilisés dans les usines, les soldats permissionnaires ont trouvé le moyen de sacrifier le plus de temps possible à leur passion et même à conquérir des adeptes parmi les fantassins issus des régions agricoles où le football n’était guère pratiqué. A la fin des hostilités, les dirigeants des associations ou fédérations nationales affiliées à la FIFA ont pris conscience de la vitalité de leur sport et de l’impatience des joueurs. Des délégués des Pays Alliés tiennent à Bruxelles en 1919 une première réunion alors que leurs gouvernements élaborent à Versailles ce qui devrait être un traité de paix. Mais lorsque le représentant du football anglais refuse de réintégrer parmi les membres de la FIFA les représentants des pays vaincus, il ne recueille pas l’assentiment de la majorité. Il remet alors la démission de la «  Football Association  », laquelle reviendra sur cette décision en 1924… pour se retirer à nouveau en 1928.


L’Angleterre quitte la FIFA

Le nationalisme sourcilleux qui empêche un Anglais de siéger à la FIFA aux côtés d’un Allemand ou d’un Autrichien n’empêchera pas les athlètes britanniques d’affronter leurs ex-ennemis aux Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928. Mais les footballeurs anglais ne participeront pas au Tournoi de football de ces mêmes Jeux. La guerre ne semble pas avoir changé le comportement humain de la «  Football Association  » vis-à-vis du football continental.

Au sortir de l’effroyable tuerie, l’Europe ressent pourtant le besoin de mettre un frein aux nationalismes qui l’ont provoquée, de nouer au-delà des frontières des liens d’amitié et de fraternité qui garantissent le maintien de la paix. Ce n’est pas par hasard que sont nées en 1919, à un mois d’intervalle (mars et avril) la IIIe Internationale qui a pour objectif la création d’une société sans classe ni frontière et le Société des Nations qui prétend garantir la paix par le respect des traités signés à Versailles. C’est aussi dans l’immédiat après-guerre que surgit dans le domaine de l’art et de la littérature le mouvement surréaliste qui, aux dires de Maurice Nadeau, «  a brisé les cadres nationaux de l’art. Nul mouvement artistique avant lui n’a eu cette audience et cette influence internationale.  »

Jules Rimet président

Le milieu du football français paraît sensible à cette ambiance. Le 3 mars 1919, le Comité Français Interfédéral, qui avait réussi l’exploit de réunir en 1913 dans une sorte de Confédération les footballeurs des deux fédérations omnisports, décide à l’initiative de Frantz Reichel et d’Henri Delaunay de consolider cette union en créant la Fédération Française de Football.

Ancien dirigeant du Red Star, Jules Rimet est le président de l’organisme nécessaire au développement de ce qui est déjà le premier sport français. En 1914, peu avant d’être mobilisé, il a représenté le Comité Français Interfédéral (CFI) au congrès de la FIFA, où il rencontré HIrschmann et manifesté en sa compagnie sa volonté de rappeler que la raison d’être de la FIFA était l’organisation d’une compétition internationale. Une idée d’ailleurs partagée par une grande partie des délégués, mais qui s’est heurtée à une difficulté majeure  : la déclaration de guerre. La paix rétablie, Hirschmann est toujours solide au poste et Jules Rimet plus que jamais décidé à utiliser les relations de celui qu’il appelle «  l’agent de liaison du football mondial  ». L’idée de reconnaître le tournoi de football des Jeux Olympiques comme un «  championnat du monde amateur  » est abandonnée au congrès de la FIFA tenu à Anvers. Jules Rimet élu président et Hirschmann maintenu dans ses fonctions de secrétaire vont bénéficier de conditions plus favorables qu’en 1906 pour réaliser leur projet.

Des conditions nouvelles

La première de ces conditions est l’étonnant développement du football depuis le retour de la paix. Dans le livre qu’il a consacré plus tard à la Coupe du monde, Jules Rimet écrit  : «  Nous avions des chiffres éloquents pour soutenir _ les quelques audacieux de la première heure et moi _ qu’un championnat du monde susciterait un intérêt exceptionnel. Nous étions fondés à prétendre qu’il assurerait à l’association qui accepterait de l’organiser des bénéfices suffisants pour équilibrer le budget tel que nous le concevions, c’est-à-dire le remboursement intégral aux équipes participantes de leurs frais de voyages et de séjour  ».


Ces prévisions optimistes se heurtent au fâcheux souvenir du fiasco de 1906 que Hirschmann a vécu, et au comportement de l’Angleterre qui veut bien poursuivre les rencontres de ses équipes avec les formations des pays alliés de la guerre mais manifeste une grande réserve vis-à-vis de la FIFA qu’elle va quitter d’ailleurs en 1928. Ses matches sur le continent ne sont plus une promenade de santé.

Le 5 mai 1921, devant 30  000 spectateurs réunis dans le stade de Bois de Vincennes portant le nom du général américain Pershing, l’équipe de France des Gamblin, Dewaquez, Nicolas, Dubly… réussit l’exploit de battre pour la première fois l’Angleterre. A la fin du même mois la Belgique, battue très honorablement 0-2, a préparé le score de 2-2 qu’elle réussit deux ans plus tard. Certes la Football Association continue à aligner des équipes amateurs, mais le temps est proche où la sauvegarde de son prestige l’incitera à faire appel à ses «  pros  ».

L’Uruguay apporte la solution

Jules Rimet est conscient de l’évolution des idées, mais aussi de la difficulté de se passer du concours de l’Angleterre. Grâce à ce qu’il appelle «  une bienfaisante malice du destin, c’est le Tournoi de football des Jeux Olympiques de 1924 à Paris qui lui offre la solution du problème sous la forme d’une sensationnelle victoire de l’Uruguay.

Les jeux Olympiques de 1924

Non seulement les footballeurs d’un pays lointain, peu connu des Européens ont traversé l’Atlantique et brillamment remporté le Tournoi, mais ils ils ont de surcroît enthousiasmé le public de Colombes par un jeu dont le caractère spectaculaire et l’efficacité font oublier le respect inspiré par le football britannique. La victoire de l’Uruguay aux Jeux Olympiques d’Amsterdam en 1928 confirme d’autant mieux l’impression laissée aux Européens par ses exploits de 1924 que la finale l’a opposée à une autre équipe sud-américaine  : l’Argentine. Non seulement on découvre que le football possède de véritables artistes sur le continent américain, et que ces artistes n’hésitent pas à traverser l’Atlantique pour battre les footballeurs du Vieux continent.

Le congrès de la FIFA coïncidant avec le Tournoi olympique d’Amsterdam, Jules Rimet en profité pour faire voter le principe d’une compétition ouverte aux équipes de toutes les nations affiliées à la FIFA. Et l’année suivante à Barcelone, un nouveau congrès désigne l’Uruguay comme la nation organisatrice de la première Coupe du monde, qui aura lieu en 1930. Les fédérations de Hongrie, d’Italie, de Hollande, d’Espagne et de Suède ont déjà posé leur candidature. Mais l’Uruguay l’emporte. Elle est la seule à garantir le paiemnt des frais de voyage et de séjour de toutes les équipes concurrentes.

La décision a été prise le 18 mai 1829. Il reste un an au plus petit pays de l’Amérique du Sud pour préparer la victoire des utopistes de 1904.