Coupe du monde 1904-1998 *
Un Miroir du siècle Texte inédit de François Thébaud
DEUXIEME PARTIE Le temps des artistes (1950-1962) Qui a battu la Hongrie ?

Chapitre VI

Berne 1954

QUI A BATTU LA HONGRIE  ?


Pour l’organisation de la cinquième Coupe du monde, la FIFA a choisi encore un pays épargné par la guerre et, comme il doit se trouver en Europe, la désignation de la Suisse semble particulièrement judicieuse en raison de sa situation géographique, des efforts consentis pour l’agrandissement et l’amélioration de ses stades, de la bonne réputation internationale de son football. Le Comité d’organisation, dans lequel on remarque la présence de l’Italien Mauro et de l’Anglais Stanley Rous, va malheureusement s’illustrer par une série de décisions dont l’extravagance dissimule, on le verra, des calculs qui ne servent pas la cause du football.


Des incohérences

Le record de la participation a été battu avec l’engagement de 38 nations, mais la répartition inégale des équipes dans les groupes de la phase éliminatoire a suscité des critiques virulentes. Quatre des treize groupes dont le premier classé sera qualifié ne comprennent que deux concurrents, contre trois pour les neuf autres. Mais c’est dans un de ces groupes privilégiés que va se produire le premier incident sérieux  : l’Espagne et la Turquie n’ayant pas pu se départager après trois matches, la qualification se joue au tirage au sort, et l’Espagne est éliminée  ! On constate aussi que l’Amérique du Sud n’aura droit qu’à une équipe qualifiée pour la phase finale  : ce sera le Brésil vainqueur du Pérou et du Chili. Si l’Uruguay détenteur du titre n’était pas en Suisse pour le défendre, l’Amérique du Sud ne serait pas plus représentée dans la phase finale que l’Asie.

C’est le système adopté pour la compétition finale qui va exaspérer tous ceux qui ont quelque respect pour la logique. Les seize équipes sont réparties en quatre groupes, dont les deux premières seront qualifiées pour les quarts de finale. Mais au sein de chaque groupe, les équipes au lieu d’affronter leurs trois adversaires, n’en rencontrent que deux, dont le choix relève d’un tirage au sort «  orienté  ». L’incohérence de ce système donnera à cette Coupe du monde d’étonnants résultats  : les trois première équipes auront subi chacune une défaite et la quatrième deux défaites.

Les héros de Wembley

L’importance des choix du Comité d’organisation et des raisons qui les ont dictés n’apparaîtra pas immédiatement, car la présence de la Hongrie dans cette Coupe du monde est l’événement qui écrase tous les autres. Sept mois avant le coup d’envoi de la phase finale, le stade de Wembley a été le théâtre d’un match inoubliable. L’équipe d’Angleterre, qui avait réussi à préserver son invincibilité sur son sol en utilisant des moyens plus que contestables, a subi ce 25 novembre 1953 une véritable déroute  : 6-3  ! L’auteur de l’exploit  ? L’équipe de Hongrie, animée par un attaquant de génie Ferenc Puskas, entouré de coéquipiers talentueux dont toute l’Europe sportive apprend les noms Kocsis, Hidegkuti, Boszik, Czibor, Grosics, avant de constater qu’ils apportent une révolution dans la tactique du jeu. Pour bien montrer qu’il ne s’agit pas d’une prouesse sans lendemain, ils invitent leurs adversaires malheureux à Budapest pour corser l’addition de Wembley. Le manager anglais Winterbottom, qui se déclarait assuré de prendre sa revanche, voit avec consternation son gardien de but, le géant Merrick, encaisser sept buts au Nepstadion, tandis que Matthews et ses coéquipiers ne réussissent à n’en marquer qu’un seul.

Qui douterait après une telle mise au point, et après vingt-huit matches sans concéder une seule défaite, que la Hongrie soit la meilleure chance de l’Europe face aux deux finalistes sud-américains de 1950  ? Les deux premiers résultats des Magyars sur le sol suisse sont d’éclatantes promesses  : 9-0 aux dépens de la Corée, 8-3 à ceux de L’Allemagne. Mais c’est au cours de ce second triomphe qu’une blessure apparemment bénigne de Puskas, brutalement taclé par le défenseur allemand Liebrich, va limiter les moyens offensifs de la Hongrie.

Le Brésil puis l’Uruguay

Les sportifs de la plupart des pays du continent, devenus des partisans de ce vivant symbole de l’art du football ne mesurent pas les conséquences de l’absence de Puskas lorsque la Hongrie rencontre et bat le Brésil (4-2) en quart de finale. Et ils n’attribuent qu’à la valeur des Brésiliens les difficultés rencontrées au cours de la partie par les Magyars et les incidents qui dégénèrent en bagarre sur le terrain puis dans les vestiaires.

On oublie ces faits d’autant plus rapidement que la Hongrie est opposée quelques jours plus tard en demi-finale à l’Uruguay, le tenant du titre mondial, et que ce match va dépasser en indécision, en intensité, en qualité, ce que l’on a vu de mieux dans l’histoire du football. Durant deux heures puisqu’il fallut recourir à la prolongation, cette partie, disputée sous le signe de l’imagination constructive et de la volonté offensive, va enchanter les 40  000 spectateurs de Lausanne, stoïques sous la pluie. Ils n’auraient manqué pour rien au monde les admirables mouvements collectifs et les prouesses individuelles des Kocsis, Hidegkuti, Czibor, Boszik, Shiaffino, Hohberg, Andrade, Borges, qu’ils ont associés dans la même ovation au terme de cette inoubliable démonstration.

Le retour de Puskas

Il est certain que la présence de Puskas aurait facilité la tâche des Hongrois contre les deux équipes sud-américaines et épargné leur potentiel athlétique et nerveux avant la finale, que les Allemands abordent dans un état de fraîcheur attesté par le score étonnant (6-1) de leur victoire sur l’Autriche, même si celle-ci se ressent de son épuisant match-poursuite avec la Suisse, illustré par la marque de 7-5.

Est-ce l’explication de l’énorme surprise provoquée par le succès final de l’Allemagne, remporté aux dépens de l’adversaire qui lui avait infligé dix jours plus tôt un écrasant 8-3  ? La fatigue fut l’une des explications formulées à la fin du match disputé sur la pelouse du stade du Wankdorf alourdie par une pluie diluvienne.

L’égalisation obtenue par les Allemands Morlock et Rahn, après les deux buts de la Hongrie signés Puskas et Czibor, incite à adopter cette thèse, que confirme le but décisif de Rahn à la suite d’une erreur de l’impeccable Boszik.

Il y eut d’autres explications, comme la rentrée de Puskas, jugée après coup prématurée par un de ses partenaires, sceptique sur son rétablissement. Mais le but marqué par Puskas dès le début de la partie et son tir d’égalisation à 3-3, refusé juste avant le coup de sifflet final pour un hors-jeu extrêmement douteux, montrent l’inconsistance de cette version.

Stanley Rous et les arbitres

Beaucoup plus troublant est le comportement du Comité d’organisation dans le fait que la Hongrie a dû affronter à quelques jours d’intervalle le Brésil et l’Uruguay, considérés avec la Hongrie comme les plus redoutables prétendants à la victoire finale. On ne tiendra pas non plus comme négligeable le fait que le match orageux Hongrie-Brésil fut arbitré par l’Anglais M. Ellis et que la finale le fut par un autre Anglais, M. Ling, qui avec l’assentiment du juge de touche M. Griffiths, prit la décision d’annuler le but égalisateur de Puskas au grand étonnement du journaliste anglais Brian Glanville et de la plus grande partie des 45  000 témoins.

Si l’on précise que le Comité d’organisateur comptait dans ses rangs Stanley Rous, ex-arbitre et futur président de la FIFA, qui montrera en 1966 son savoir-faire en matière de manipulation des arbitres, on a tout lieu de penser que le trio Ellis-Ling-Griffiths ne portait pas dans son cœur l’équipe qui venait d’infliger au football anglais une humiliation cuisante à Wembley et Budapest.

Reste à savoir pourquoi le Comité d’organisation, fort conscient de l’étendue de son pouvoir, aurait préféré la victoire de la RFA, dont la cote de sympathie était très médiocre, à celle des Hongrois favoris de la grande majorité des sportifs européens en raison de la qualité extraordinaire de leur jeu. La composition du Comité d’organisation incite à penser qu’il ne pouvait rester indifférent devant la perspective de la conquête du titre mondial par un pays de l’Est, qui serait réalisée à contre-courant de la politique des gouvernements occidentaux.

Les Hongrois avaient réussi à franchir le double obstacle représenté par les deux grandes équipes sud-américaines, dont la FIFA ne souhaitait pas la victoire finale. Mais cette victoire finale risquait d’’être inscrite au bénéfice de l’Europe de l’Est. Et seule désormais l’équipe de la RFA avait une chance de s’y opposer.

La RFA dans l’OTAN

En 1954, la situation incite à jouer cette chance. Depuis 1949 l’aggravation de l’antagonisme Ouest capitaliste – Est communiste, illustrée notamment par la guerre de Corée, le blocus soviétique de Berlin et le pont aérien américain, amène les gouvernements de l’Ouest à renforcer leur potentiel militaire en préconisant le réarmement de l’Allemagne fédérale. Quand la 5ème Coupe du monde commence en Suisse, tout est prêt pour la signature des accords de Paris, qui consacreront le 23 octobre l’entrée de la RFA dans l’OTAN.

Le réarmement allemand à neuf ans de la fin de la guerre ayant suscité, particulièrement en France, des réactions compréhensibles, un exploit sportif dans une compétition aussi populaire que la Coupe du monde était de nature à faciliter psychologiquement l’entrée de la RFA dans l’Alliance atlantique. Une victoire sportive sur l’équipe d’un pays satellite de l’Union soviétique ne pouvait que servir ce calcul.

On comprend que le «  Deutschland über alles  », chanté pour la première fois hors d’Allemagne depuis 1945, au moment de la remise de la Coupe Jules Rimet à Fritz Walter, capitaine de la «  Mannschaft  », ait provoqué peu de réactions dans la presse continentale, malgré la déception sportive provoquée par la défaite de la meilleure équipe du tournoi.

L’impossible revanche

Alors que le champion du monde couronné à Berne s’avérait ensuite incapable de justifier son titre, en perdant quatorze des dix-huit matches joués jusqu’à la fin de 1956, l’équipe de Hongrie reprenait la série de ses exploits en jouant dix-sept parties sans subir une seule défaite. Aurait-elle réussi à prendre sa revanche quatre ans plus tard  ? Une autre intervention de la politique, cette fois sous la forme de l’entrée des chars soviétiques à Budapest en 1956, devait mettre fin aux espérances du football hongrois, en dispersant ses artistes loin des deux clubs dont ils avaient fait la célébrité  : Honved et Voros Lobogo. Quarante ans plus tard, les noms de Puskas, Hidegkuti, Czibor, Grocsics restent cependant gravés dans les mémoires des millions d’amoureux du football qui n’ont pas tous eu le bonheur d’assister à leurs prouesses.

Si cette Coupe du monde, au résultat si décevant, a établi un record du jeu offensif considéré comme inaccessible (5,60 buts de moyenne par match), on le doit bien sûr à la volonté que Gustav Sebès, le directeur technique hongrois, exprimait en ces termes  : «  qu’importe le nombre des buts concédés, notre objectif, c’est d’en marquer plus que l’adversaire. Quand on constate que l’équipe de Suisse, traditionnellement attachée au jeu offensif, a marqué six buts à l’Italie (en deux matches), et cinq à l’Autriche qui venait de battre la Tchécoslovaquie (5-0), que la Turquie a infligé 7-0 à la Corée, que l’Allemagne a réussi un total de dix-huit buts (en six matches), on conviendra que les vingt-sept buts buts marqués par la Hongrie en cinq matches, ont suscité des vocations sur les stades de la Confédération Helvétique.

Une innovation tactique

Dans le domaine de la tactique du jeu, l’équipe de Hongrie a apporté une innovation, qui devait être attribuée quatre ans plus tard à tort au Brésil. Il s’agit de celle qui s’appuie sur le dispositif du 4-2-4 (quatre arrières, deux demis, quatre avants), permettant toutes les audaces offensives ainsi que devait le confirmer l’équipe du Brésil de 1958 à 1972.

Ce ne fut pas le cas de l’équipe alignée par ce pays dans la Coupe du monde 1954. Marquée par sa défaite finale de 1950, attribuée à sa faiblesse défensive, elle pratique en Suisse un jeu de contre-attaque sur la base d’une défense numériquement renforcée. Malgré la haute classe de Didi son stratège, de Nilton Santos son formidable arrière et de Julinho son buteur, elle subit face à la Hongrie la plus logique des défaites, qu’elle eut le tort d’accepter fort mal.

La fierté uruguayenne

L’Uruguay adopta le comportement inverse. Alors que l’on appréhendait une irritation qui s’était manifestée contre l’Angleterre en quart de finale, après les blessures de Varela et d’Abadie, Schiaffino et ses coéquipiers n’obéirent qu’à l’ambition de rivaliser avec la Hongrie dans le jeu offensif. Ce qui donna une demi-finale d’une qualité spectaculaire exceptionnelle, où les mouvements collectifs et les exploits individuels se succédèrent sous les acclamations de 40  000 spectateurs pendant deux heures, sans laisser place à des gestes d’antijeu. L’Uruguay subit ainsi sa première défaite dans un match de Coupe du monde, vingt-quatre ans après sa première victoire. Elle l’accepta en félicitant son adversaire heureux. Dommage que Puskas, Varela et Abadie n’aient pu participer à un match dont ils auraient sans doute contribué à élever encore le niveau de jeu. Quel dommage surtout qu’une compétition aussi riche d’intérêt sportif ait eu un épilogue aussi désolant que le ciel de Berne ce 4 juillet 1954  !