Le journalisme sportif court-il à sa perte  ? par François Sorton

Le journalisme sportif court-il à sa perte  ? par François Sorton
Voici une conversation virtuelle entre deux journalistes à la fin d’un match  : «  J’ai trouvé que Dupont avait raté son match  », dit le premier. Le second jette un œil sur sa tablette et modère  :  «  Pas tant que ça, il a touché 89 ballons, gagné 7 duels, parcouru 9,765 kilomètres  ». On ne regarde plus un match, on regarde son smartphone

«  Je n’ai jamais été footballeur  »
Sur la Chaîne «  l’Equipe  », un excellent journaliste de «  Libération  » a fait cette navrante confession  :  «  Je n’ai jamais été footballeur professionnel, je me garderai bien de porter un jugement technique sur cette partie  ». Si on le suit bien, pour couvrir le procès d’un sérial-killer, il faudrait avoir tué sa mère ou pour emprunter la célèbre formule d’Antoine Blondin «  doit-on avoir une plume dans le cul pour narrer les arabesques d’une danseuse du Crazy Horse  ?  ». Un match ne se scrute plus à travers son regard, il se décrypte avec les datas, ces données informatiques qui vous abreuvent de chiffres absurdes. La sensibilité, le sens de l’observation, le sentiment ne sont plus que des témoins subalternes qui ne doivent pas faire ombrage à la vérité que sont les statistiques. Elles permettent aux journalistes de masquer leur ignorance, leur incapacité à jauger la qualité d’une rencontre. Connaître par cœur les meilleurs buteurs des dix derniers championnats de Ligue 1 ne donne pas un passeport à la compréhension du jeu. Et puis, in fine, leur perception va rarement plus loin que la religion de l’ultra-réalisme prônée par Jacquet et Deschamps.

Giroud «  sérial buteur  »
Le cas Olivier Giroud est le symptôme le plus abouti de l’abus irrépressible des nouvelles technologies. Nous avons de la sympathie pour Giroud, son opiniâtreté, son courage à ne jamais renoncer, son jeu de tête, son habileté à couper les centres au premier poteau. Mais Giroud «  panthéonisé  », c’est non. Giroud titulaire en équipe de France, c’est encore non. Nous avons été interpellés par la «  Une  » de «  l’Equipe  » de mercredi matin après la victoire de la France contre la Suède (4-2) où il a inscrit deux buts, assez beaux de surcroît  : «  Giroud sérial-buteur  ». Jusque là, tout est normal.
La suite est plus douteuse. Comme Giroud a inscrit 44 buts en équipe de France, deviendrait-il le meilleur attaquant de tous les temps du football français s’il parvenait à atteindre le record de Thierry Henry (51buts)  ? «  Les chiffres parleraient d’eux-mêmes  », commencent à pronostiquer les plus écervelés. On ne voudrait pas manquer de respect à Giroud, répétons-le, mais vouloir le comparer à Henry serait aussi subtil que de comparer une Formule 1 à un camion. Giroud est un cas, une obsession de Deschamps, cela fait 4 ans qu’il ne joue en club que très éphémèrement, il grignote quelques minutes de jeu à Chelsea où le titulaire est l’Allemand Werner et le premier remplaçant l’Anglais Abraham.
Les entraîneurs changent à Chelsea (après l’Italien Conte, l’Anglais Lampard), le sort de Giroud ne varie pas: il reste sur le banc. Ce n’est évidemment pas une preuve mais contre le Portugal où il ne jouait pas, l’expression collective, le jeu en mouvement, les combinaisons, la circulation du ballon étaient une heureuse nouveauté chez les Bleus. A force de vouloir nous faire ingurgiter des chiffres, des chiffres, encore des chiffres totalement inappropriés, incolores, inodores mais qui finissent par faire loi, les journalistes se tirent une balle dans le pied. Aux Etats-Unis d’où vient cette mode data, la réalisation de papiers par l’Intelligence Artificielle est en expérimentation. Si l’œil humain ne voit pas plus loin que la science, à quoi serviraient les journalistes  ? Au fait, on a regardé avec plaisir Portugal-France. On vous jure qu’on n’a pas eu besoin de datas pour estimer que le match était bon.